On peut rêver d’un monde où l’attention serait une vertu cardinale : le fait d’être intensément (mais sans tension !) présent à ce qui se vit en soi et hors de soi – que ce soit une silhouette entraperçue parmi la foule d’un quai, un paysage marin saisi nez collé à la vitre du train, un parfum de chèvrefeuille attisé par la pluie, un chant fredonné, le toucher d’une écorce de bouleau… Oui, l’attention, ce mot élémentaire, « tendre son esprit vers », et pas seulement son esprit mais sa personne, son être en entier, compte beaucoup dans l’expérience de l’existence. L’intuition, ce sixième sens, permet de pressentir ce qui s’exprime en filigrane des mots, des expressions et des gestes. Les sens aiguisés et la part mystique de notre être nous orientent vers cette disposition, cette porosité, même s’il est nécessaire de l’entretenir afin de voir le meilleur en chaque être. Ce lait de la tendresse humaine qu’évoquait Shakespeare nous est essentiel. Un bain lustral*. Ce qui nous tire vers le bas s’en trouve converti. Comment nous resituer à chaque aurore dans cette perspective vaste, généreuse, chaleureuse ?
Familière des transports en commun, des lieux publics, j’y déchiffre des silhouettes qui m’inspirent. Un soir d’été, alors que je viens de quitter mon amie mourante, la grâce d’une jeune fille dont les cheveux volent et la jupe danse allège ma peine ; cet immense Africain dans le TGV me gratifiant d’un sourire radieux, gratuit ; Bach dont un prélude résonne dans une église presque déserte. Je pourrais énumérer sans fin ces instants bienheureux. Oui, l’attention enrichit l’expérience de l’existence. Guillevic** me le rappelle humblement :
. Assiettes en faïence usées
. dont s’en va le blanc,
. vous êtes venues neuves
. chez nous.
. Nous avons beaucoup appris
. pendant ce temps.
. Colette Nys-Mazure, « La grâce et la rencontre », Poesis, 2024
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* Lustral : qui sert à purifier
** Guillevic : poète breton (1907-1997)